Mais alors, pourquoi lui ?
C'est un musicien que je ne connaissais pas il y a trois jours.
J'ai découvert son premier disque « à l'ancienne », en discutant avec un disquaire (je le vois très, très souvent, en ce moment… ) : pas de streaming, pas de MP3, pas de flac, même pas de CD, juste une discussion à propos des musiciens et des LP oubliés au milieu de laquelle jaillit la phrase magique : « Ah ! tiens, je vais vous faire écouter ce disque, vous me direz ce que vous en pensez ! ».
Ce disque, c'est Natural Essence (Blue Note BN 4274, BST 84274, 1968 ; réédition Blue Note, 2012)

On trouve assez peu de chose sur le monsieur : né en 1944 dans le sud des États-Unis (à Blakery, Géorgie), il s'établit avec sa famille dans le New Jersey où il pratique intensivement son instrument et côtoie d'autres musiciens de sa génération, la relève des années 1960, et il fera un détour par l'université Howard de Washington, conscient des difficultés pour un jeune musicien noir de gagner sa vie par sa musique.
Il a 23 ans quand il enregistre sa première session sous son propre nom avec Rudy Van Gelder aux manettes, sous la supervision du génial producteur et fondateur de Blue Note, Alfred Lion.
Le 29 décembre 1967, à Engelwood Cliffs, Tyrone Washington est entouré de cinq superbes musiciens, la jeune garde du post-bop, voire de l'avant-garde (nous sommes à la fin des années 1960) : le trompettiste Woody Shaw ; l'altiste et flutiste James Spaulding qui travaille beaucoup à cette période (Bobby Hutcherson, Hank Mobley, etc.) ; l'inoxydable et reconnu contrebassiste Reginald Workman que l'on connaît pour ses séances avec un certain John Coltrane ; l'excellent batteur Joe Chambers (Bobby Hutcherson, Eric Dolphy, et pas mal d'autres) ; et un jeune pianiste âgé de 24 ans, encore assez peu connu en 1967, Kenny Barron.
Cependant, tous sont des musiciens déjà expérimentés. Beaucoup de concerts pour les uns et les autres, voire un nombre certains d'enregistrements, surtout comme « sidemen ».
Tyrone n'a beau avoir enregistré que deux fois , il est déjà un saxophoniste chevronné, riche d'expériences de scène nombreuses. En particulier, il déjà joué assez fréquemment avec chacun des musiciens qu'il a réunis autour de lui pour cette séance, tous se connaissent donc bien.
Cette connivence s'entend d'ailleurs dans cet album. C'est ce qui en fait en partie le charme et l'intérêt.
L'année 1967 est une année riche et mouvementée à tous points de vue, mais surtout sur les plans social, artistique et intellectuel, pour parler vite. Et le petit monde du jazz n'échappe pas plus à cette effervescence créatrice qu'aux préoccupations sociales de la minorité noire, par exemple. De même, les interrogations d'ordre mystique et philosophique, notamment avec l'attrait pour les pensées venues d'Inde et d'Afrique imprègnent, à des degrés divers, la création musicale en dehors même du jazz, bien entendu. Il suffit ainsi de se rappeler l'intérêt porté par John Coltrane à la philosophie mystique indienne, à la musique de Ravi Shankar ou à ses racines africaines.
Et en cette fin d'année 1967, John Coltrane, mort depuis quelques mois, laisse un héritage musical inégalé qui témoigne d'avancées structurelles et harmoniques stupéfiantes et rapides.
C'est donc dans ce contexte que prend place ce Natural Essence de Tyrone Washington. Toutefois, nous sommes bien loin du radicalisme formel du dernier Coltrane ou de l'avant-garde revendiquée par des musiciens comme Ornette Coleman, Sam Rivers, ou des pianistes comme Herbie Hancock, Andrew Hill ou Cecil Taylor.
Ici, la filiation avec le post-bop est immédiatement perceptible, notamment avec le trio rythmique formé par Joe Chambers, Reginald Workman et Kenny Barron : les fondations sont solides, la pulsation et le drive sont omniprésents. Et Barron assure, par son jeu subtil et plein de swing, le lien entre les souffleurs et la base rythmique du sextet. Ses chorus sont excellents de justesse.
Ajoutons que le trio trompette, alto et ténor produit une superbe alliance sonore et musicale, riche, puissante et dynamique, d'un belle cohésion.
Quant au jeu de Tyrone Washington, il est superbe de verve et de variété, son ampleur sonore va d'une sonorité proche de l'alto de Jackie McLean (autre musicien novateur et bouillonnant) puis descend bas pour explorer les ressources du registre grave de son ténor.
Ensuite, les six thèmes de cet album, tous composés par Washington, démontrent à merveille qu'il est possible de s'émanciper de la tutelle des standards sans pour autant plonger dans une avant-garde radicale parfois difficile à suivre, et on peut être « free » sans oublier les fondements du be-bop, bref d'être original dans négliger une certaine tradition. Seul le dernier thème du disque, « Son of Peace » s'aventure un peu plus loin dans l'avant-garde pour tenter une incursion vers une structure plus souple, plus expressionniste.
Bref, cette musique de Tyrone Washington est une bonne façon de constater que le jaaaaazz n'est pas une musique figée destinée à une élite : elle n'est ni monolithique, ni statique. Elle est, au contraire, en constante évolution, perméable et se renouvelant largement au gré des influences des autres musiques. Elle reste d'une grande diversité aussi, reflétant les goûts d'un public plus ou moins sensible à tel ou tel courant. Pour rester en 1967, par exemple, on trouve des opus aussi divers que le California Here I Come de Bill Evans, Nefertiti de Miles, Black Jack de Donald Byrd, Involution de Sam Rivers ou Expression, de John Coltrane, ou, encore différent, le The Real McCoy de McCoy Tyner (encore une perle à ne pas manquer !) en passant par New Time Shuffle de Stanley Turrentine et Happenings de Bobby Hutcherson (fabuleux disque aussi)…
Malheureusement, ce disque n'est pas évident à trouver, même (surtout ?) en CD. Et je trouve cela dommage. Ce n'est certes pas un cas unique : les grands labels garde quantités de sessions encore inédites ou mal distribuées. Et celle-ci en fait partie.
Il faut dire que la carrière discographique de Tyrone Washington est plus que discrète : trois disques personnels seulement à son actif, et outre une session avec Horace Silver en 1966 (pour le très bon The Jodi Grind, en 1966, aussi avec Woody Shaw, à écouter !), trois sessions peu connues jusqu'en 1976.
Le titre éponyme de l'album :
(Le visuel est un peu étrange, mais la musique est bien la bonne !)
LP, réédition :
http://www.amazon.fr/Natural-Essence-Ty ... 024&sr=1-1
Discographie :
http://www.discogs.com/Tyrone-Washingto ... ter/299568

