Excusez-moi je vous prie de phagocyter un poil ce fil. Après j'arrête, c'est promis (pour un temps seulement hein

). J'aime partager mes gouts littéraires avec d'autres et j'en suis toujours récompensé car mes correspondants me font eux aussi découvrir de beaux livres (j'ai parcouru ce fil tout à l'heure et ai passé commande de quelques livres que vous nous conseillez, merci à vous, je vous ferai un retour).
AVENUE DES GEANTS, de Marc Dugain.
"Hippies et psychopathes".
Al Kenner. Deux mètres vingt, 130 kilos, le QI d'Einstein. Serial killer. Marc Dugain nous brosse son portrait, qui est en fait celui d'Ed Kemper, qui commit de terribles meurtres dans les années soixante aux Etats-Unis. Le livre (romancé mais proche de la réalité) commence par les meurtres des grands-parents paternels d'Al alors qu'il a quatorze ans. Il se sent étouffé par sa grand-mère, et son grand-père est un pleutre inféodé à son tyran de femme. Des raisons suffisantes pour qu'Al décide de les éliminer. Reconnu par des experts psychiatres comme non responsable de ses actes, Al sera interné quelques années en hôpital psychiatrique (ses rencontres avec son psychiatre nous en apprendront davantage sur ses motivations et les racines de son mal). Relâché, Al essaiera de se réintégrer, mais la présence de sa mère, "maltraitante psychologique" (et charnière centrale du livre), ne l'y aidera pas. Attention, si vous cherchez un livre sur un serial killer avec des détails sur ses meurtres et sur ses rituels, passez votre chemin, vous serez déçus. A part les meurtres de ses grands-parents au tout début du livre et le court récit des autres crimes en fin de livre, il n'y aura aucun voyeurisme morbide. Marc Dugain s'intéresse davantage à la personnalité complexe d'Al plutôt qu'à l'analyse clinique de ses crimes, façon "les experts à Miami". On lui en sait gré.
Al, qui a une lucidité extrême sur lui-même grâce à son intelligence hors norme, ne connaît ni l'empathie, ni le sentiment de culpabilité. Il ne ressent ni joies ni peines, comme si sa vie était vécue par un autre.
"Je ne suis jamais parvenu à m'approprier ma vie, voilà la réalité". Son psychiatre, un homme bon et justement empathique, lui dit
"Sans culpabilité, il n'y a pas de civilisation, Al, on redevient des animaux". Al connaît bien la condition qui ferait de lui un homme normal: que sa mère le respecte, qu'elle lui parle, tout simplement qu'elle fasse un pas vers lui.
"Un pas vers l'autre et la violence est derrière vous", dit-il. Ce pas, elle ne le fera jamais.
La seule chose qui calme Al de temps à autre et qui lui procure un peu de bonheur, c'est de faire de la moto dans les grands espaces de la Californie, sur l'avenue des Géants par exemple. Cet espace est parfois traité par Marc Dugain comme un personnage à part entière:
"Le Golden Gate était trempé. Les voitures roulaient au pas. En bas, la mer boueuse nous regardait tel un requin qui observe sa proie en surface". Ce traitement du paysage m'a un peu fait penser à Jean Giono.
"A aucun moment, je n'imaginais que j'allais m'en sortir", dit Al pendant sa cavale après le meurtre de ses grands-parents,
"Je souhaitais juste respirer un grand bol d'air avant de vivre ce qui m'attendait, la prison à vie (...)".
Mais ce livre est aussi le portrait d'un jeune homme malade et déséquilibré
dans une Amérique non moins déséquilibrée qui fait écho au personnage. L'auteur nous parle du Vietnam, des déserteurs. Il fait dire à une jeune hippie
"(...) mais comment on peut être fiers d'être américains avec toutes les saloperies qu'on fait au Vietnam, en Amérique du Sud, en Afrique? Dès que quelqu'un cherche à répartir un peu mieux les richesses, on le bute. Soi-disant parce que c'est un communiste. L'Amérique c'est le paradis des faux culs, des hypocrites (...)". Un ex-militaire qui a fait le Vietnam raconte aussi à Al qu'il a tué des centaines de personnes avec du napalm. Là encore, des crimes. Par ailleurs, le mouvement de contre-culture hippie est lui aussi symptomatique d'une Amérique en souffrance et en déshérence. Marc Dugain, tout en restant neutre dans sa narration, nous fait sentir à quel point ce mouvement a soulevé l'espoir chez les jeunes gens des années soixante. Quant à lui, Al, symbole de l'Amérique puritaine et conservatrice, voit d'un très mauvais œil ce mouvement. Il voit ses jeunes compatriotes comme des
"végétatifs hallucinés". La vision des hordes de "freaks" est pour Al aussi angoissante que la vision qu'a Lovecraft des êtres dégénérés qui peuplent ses livres. Al dit: "
Des centaines de jeunes déambulaient, habillés et crasseux comme des clochards, en chemise, robes longues à fleurs et sandales. (...) On n'avait jamais vu une humanité si loqueteuse, peinturlurée des pieds à la tête, et je me suis dit qu'il devait y avoir une sacrée crise (...)".
Voici donc un livre qui traite sobrement du rêve américain, des grands espaces et même de la source du mal (le livre qui est le plus cité dans
Avenue des Géants est
Crime et châtiment...). Marc Dugain est d'ailleurs fasciné par les figures monstrueuses, comme les gueules cassées (La chambre des officiers, 1999), Staline (Une exécution ordinaire, 2007), John Edgar Hoover (La malédiction d'Edgar, 2005).
Un beau livre dont j'avais, en le lisant, la sensation qu'il s'agissait d'un livre Américain écrit par un auteur américain de talent.
Marc Dugain:
