Vous reprendrez bien une lichette de Miles Davis, non ?
Miles Davis, trois femmes, cinq disques
En écrivant les notes ci-dessus à propos de
Miles Smiles, j’ai évoqué, assez rapidement, la période discographique des années 1960 de Miles Davis, en parlant d’un intérêt moindre d’une partie de la critique actuelle pour les albums enregistrés durant cette période, considérés (majoritairement à tort, pour moi) comme moins significatifs, voire plus tâtonnants…
Je pense cependant que les enregistrements de la période comprise entre 1961 et 1968 méritent mieux qu’un classement fourre-tout : des disques « transitionnels », lit-on parfois, c’est-à-dire moins aboutis que ceux du temps du premier quintet (1955-1960), quintet dans lequel ont officié John Coltrane (ténor), Red Garland puis Bill Evans (piano), Paul Chambers (basse) et Philly Joe Jones puis Jimmy Cobb (batterie). L’empreinte laissée par ce quintet sur la jazz « moderne » est si profonde que la période suivante peut paraître plus pâle en comparaison. Il est aussi vrai que le second grand quintet de Miles mettra près de quatre ans à trouver sa forme définitive, son équilibre idéal, je n’y reviens pas.
Mais les choses semblent changer quelque peu, et Columbia (
alias Sony Music) ne s’y est pas trompé en rééditant à tour de bras des intégrales et autres
bootlegs des années 1960 (souvent de manière assez exhaustive, soignée et documentée).
Entre 1961 et 1968, Miles a été fort prolixe puisqu’il a enregistré 22 albums pour Columbia (en mettant de côté les lives sortis sur des labels confidentiels et désormais disparus). L’ensemble est dense, il serait trop lourd de le détailler. Alors, que choisir ?
Outre
Miles Smiles, j’ai envie d’en retenir cinq pour une raison non pas musicale (encore que), mais esthétique : des portraits de femmes qui ne sont autres que ceux de trois de ses quatre épouses figurant sur six rectos de pochettes de LP (l’un des albums est paru en deux volumes).
C’est la raison du titre quelque peu énigmatique de ce post.
Ce sera aussi l’occasion de proposer un autre rapide parcours transversal de la discographie de Miles Davis.
Ces pochettes, les voici :
Qui se cache derrière ces portraits ?
1. Frances Taylor, première égérie
Elle est la deuxième femme de Miles, qu’il rencontre en 1953 puis épouse en 1958…
Je délaisse l’ordre chronologique pour débuter par l’album dont la pochette me paraît la plus emblématique de la « mythologie » de Miles Davis, je veux dire celle de :
Miles Davis in Person. Friday and Saturday Nights at the Blackhawk, San Francisco (Columbia C2S 820, stéréo ; C2L 20, mono, « six-eye »)
Sorti peu avant en deux LP séparés :
Miles Davis In Person, Vol. 1. Friday Night at the Blackhawk (Columbia, CL 1669, mono ; CS 8469, stéréo, « six-eye »)
Miles Davis In Person, Vol. 2. Saturday Night at the Blackhawk (Columbia CL 1670, mono ; CS 8470, stéréo, « six-eye »)
Cette pochette dit presque tout sur l’univers et l’image que Miles a patiemment forgés au fil du temps : un noir et blanc de belle facture (le laminage de la pochette originale lui rend bien justice), une femme dans son ombre, des fringues sur mesure, et une cigarette… Le personnage est campé sans ambiguïté : séducteur taciturne, tiré à quatre épingles, fumeur (pour lui, un moindre mal…) et admiré !
Et la musique ?
Ces deux soirées du vendredi 21 et du samedi 22 avril 1961 sont les premières que Miles consacrait au Blackhawk de San Francisco, l’un des plus anciens clubs des États-Unis et le plus vieux de Californie. Autrement dit, ces quatre faces sont un témoignage précieux, et ce à plus d’un titre.
Notamment au titre des musiciens : c’est Hank Mobley qui est au ténor. L'expérience est éphémère, Miles est encore à la recherche de la formule qu'il mettra de longs mois à mettre au point. Mobley est parfois jugé comme peu à sa place au côté de Miles. Certes, il sera là quelques mois à peine, avant d’être remplacé par George Coleman. Mais je trouve ce jugement largement infondé, et, en tout cas, très hâtif. Rappelons qu’il lui incombait la lourde charge de remplacer John Coltrane. Ce n’est pas rien.
Miles Davis n’était ni sourd, ni idiot. Et je ne crois pas que son choix ne soit autre chose que le fruit d’un souhait délibéré. Hank, avant d’enregistrer pour Miles, avait commis une belle série de disques pour Blue Note avec quelques-uns des fleurons du label : Art Blakey (avril 1959), Donald Byrd (janvier 1960), Freddie Hubbard (novembre 1960), Kenny Drew (décembre 1960) et Kenny Dorham (janvier 1961) ; sans oublier deux perles du hard bop comme leader :
Soul Station, incontournable (février 1960) et
Roll Call (novembre 1960), tous deux construits autour du trio rythmique formé de Wynton Kelly (piano), Paul Chambers (basse) et Art Blakey (batterie). Bref, c’est pas un novice, le Mobley !
Il suffit d’ailleurs d’écouter son superbe chorus sur « Bye Bye Blackbird » (
In Person, vol. 1) : il contribue certainement à faire de cette prise l’une des plus belles versions de ce standard.
Adjoignons-lui le trio formé par Wynton Kelly (piano), Paul Chambers (basse) et Jimmy Cobb (batterie), ce trio qui contribua à la réussite de
Kind of Blue (Kelly y partage le piano avec Bill Evans).
Disons-le tout net, la prise de son, signée Harold Chapman (ou Russ Payne selon d'autres sources), et le pressage, sont superbes.
La réussite de la prise de son doit aussi beaucoup à l’acoustique de la salle, qui était plutôt exiguë et peu confortable pour les musiciens (les loges ne sont pas climatisées), mais au son superbe.
Someday My Prince Will Come (Columbia CL 1656, mono ; CS 8456, stéréo, « six-eye ») :
J’ai déjà évoqué les pressages Columbia « 6-eye », c’est ceci (ici en version mono), ce sera plus clair que mes longues phrases :
(Pour les puristes, la présence du CBS, qui apparaît à partir de 1961, peut aider à dater un pressage « six-eye » : s’il apparaît sur un disque enregistré avant 1961, c’est qu’il s’agit presque à coup sûr d’un pressage ultérieur.)
Miles est presque absent de la pochette, mais un trait de génie le remplace, la silhouette stylisée que l’on verra souvent par la la suite et qui tendra à devenir une manière de logo résumant Miles Davis en entier. Quant à Frances Taylor...
Voici un disque à propos duquel le terme galvaudé de « transitionnel » conviendrait à peu près.
Sur la pochette, on lit la mention plutôt inhabituelle « Miles Davis Sextet ». L’aspect de la transition est là, ce sextet n’en est pas vraiment un : John Coltrane n’est plus présent que sur deux titres, « Teo » et le titre éponyme de l'album où il partage le ténor avec Hank Mobley. Sur les autres titres, il cède pour de bon la place à Mobley. Cette cohabitation n’en reste pas moins stimulante : la comparaison, la confrontation des deux saxophonistes est épatante, et ne se répètera plus. Cela suffit sans doute à conférer un grand intérêt à ce disque par ailleurs excellent. Les acquis du jazz modal et le be-bop toujours vivant cohabitent en une synthèse que Miles Davis avait un don quasi inégalé pour réussir.
Et sa trompette bouchée y est lumineuse et intense, précise et économe, comme il se doit… La réussite musicale de ce disque tient aussi à la présence des mêmes musiciens que pour les concerts au Blackhawk, dont il est question ci-dessus. Outre Hank Mobley, la section rythmique est une machine de haute volée, distillant un swing parfait, aussi efficace sur les trois standards que sur les trois thèmes originaux qui composent le programme de l’album.
Il faut à nouveau noter le beau travail de prise de son réalisé par Fred Plaut et Frank Laico au studio Columbia de la 30e rue lors des sessions enregistrées les 7, 20 et 21 mars 1961. Ces enregistrements, et singulièrement la version stéréo de l’album, révèle sans équivoque ce que l’on peut attendre – et entendre – d’un Columbia de cette époque : une présence, une présentation de la musique qui procurent une écoute engagée vraiment plaisante.
En bref, cette année 1961 est un fort bon millésime pour Miles Davis et ses acolytes du moment… et pour John Coltrane aussi : celui-ci vole désormais de ses propres ailes et signe son premier disque chez Impulse!,
Africa/Brass (A 11), le label fondé par le producteur visionnaire Creed Taylor en 1960, le premier d'une série qui marquera assurément l'histoire du jazz et l'histoire de la musique américaine au sens large (mais c'est un autre sujet).
E.S.P. (Columbia CL 2350, mono ; CS 9150, stéréo, « two-eye »)
Pour
Extra Sensoriel Perception (également le nom d'une maison de disques qui distribue des albums d'avant-garde).
Cette pochette est la dernière sur laquelle Frances Taylor apparaît. Elle est ici une sorte d’élément de continuité avec les albums précédents alors que le quintet a évolué durant les quatre années précédant l'enregistrement de ces sessions.
Aussi, au terme de ces changement de personnel, le quintet – désormais composé de Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter et Tony Williams – entre dans les studios Columbia de Los Angeles, cette fois, pour trois séances entre le 20 et le 22 janvier 1965, pour y enregistrer son premier album studio.
L’ingénieur de son n’est pas connu et, pour une fois, c’est Irving Townsend qui supervise, sans doute en raison du lieu d’enregistrement bien loin de New York.
C’est un album somptueux, original puisque l’on ne trouve aucun standard sur ce disque : tous les thèmes sont l'œuvre des seuls membres du quintet.
On y sent clairement les prémices de l’alchimie si flagrante de
Miles Smiles, dans lequel le bop révèle encore des prolongements esthétiques et expressifs insoupçonnés. Tout semble mis en place avec fluidité et naturel. Pour moi, il s’agit de l’une des grandes réussites du Miles Davis des années 1960.
Notons enfin qu’il est aussi considéré comme le plus long disque de jazz jamais enregistré : plus de 48 minutes sur ce LP. Et, bien entendu, toujours ce grain superbe du son Columbia.
2. Cicely Tyson, deuxième égérie...
… Mais pas, officiellement, la deuxième épouse puisque Miles ne l’épousera que le 26 novembre… 1981, bien après l’enregistrement du disque ci-dessous.
Sorcerer (Columbia, CL 2732, mono ; CS 9532, stéréo, « two-eye »)
Ce disque, bien que sorti en décembre 1967, comporte une curiosité : le titre « Nothing Like You », enregistré le 21 août 1962, avec une formation inhabituelle pour Miles Davis puisque l’on note la présence d’un trombone (Frank Rehak, orchestre de Gil Evans) et d’un chanteur (Bob Dorough) ! Ce thème paraît rescapé d’une session destinée à l’enregistrement d’un disque collectif (
Jingle Bell Jazz, Columbia) et se trouve finalement tout à la fin du LP, sans doute en guise de complément (ou de bouche trou, comme on voudra

…). Les six autres plages ont été enregistrées en trois sessions, les 16, 17 et 24 mai 1967 dans les studios new-yorkais de Columbia (Studio B, 52e rue et 30e rue, studios C et D).
Derrière la console : le même tandem que pour Miles Smiles, soit l’inamovible producteur Teo Macero, et Frank Laico aux manettes (ou Fred Plaut pour le titre de 1962).
Dans le studio, pour les prises de 1967 : le quintet dans la formule telle qu’elle apparaît pour
E.S.P.
Le résultat, excellent, est pourtant une relative surprise à mes yeux. Miles ne semble pas apprécier les choses acquises en terme de musique. Il y a comme un rappel à un relatif classicisme formel qui éloigne
Sorcerer des avancées de
Miles Smiles vers l’avant-garde. Le titre de 1962 ne dépare pas l'ensemble, la saveur est semblable. Il ne faudrait pourtant pas s’en tenir là seulement. Car, de manière subtile, le quintet ne fait pas machine arrière, il explore peut-être plus en profondeur le travail sur les timbres et l’articulation rythmique que précédemment, au travers de thèmes originaux relativement apaisés.
Bref, un disque à découvrir (ou à réécouter)...
3. Betty Mabry, dernière égérie
Miles et Betty se rencontrent en 1967, pour se marier en septembre de l’année suivante, peu avant la sortie de
Filles de Kilimanjaro.
Filles de Kilimanjaro (CS 9750, stéréo seulement, « two-eye »)
Enregistré les 19, 20 et 21 juin puis 24 septembre 1968, une nouvelle fois dans les studios new-yorkais de Columbia, six mois après
Miles in the Sky (Columbia CS 9628). Et de nouveau, on trouve le duo Teo Macero et Frank Laico auquel se joint un second ingénieur, Arthur Kendy.
Ce disque est d’abord sorti en fin d’année 1968 en Grande-Bretagne, puis en 1969 aux États-Unis.
Miles est rarement à cours d’idées. Pour ce LP, il choisit donc des titres tous à consonance francophone, pour le côté exotique, semble-t-il : « Petits machins », « Tout de suite », « Filles de Kilimanjaro », « Mademoiselle Mabry », en hommage à Betty, et « Frelon brun ».
Piano et basse électriques font leur entrée : une première incursion vers l’électrique avec l’apparition de Chick Corea et de Dave Holland sur « Mademoiselle Mabry » et « Frelon brun ».
Cette nouvelle évolution donne un album plus impressionniste, atmosphérique parfois même, dans lequel les compositions semblent se dérouler à partir de touches sonores. Mais comme toujours, Miles fait preuve d’un sens affuté de la structure qui laisse les fondations rythmiques aisément perceptibles, le chaos apparent quelquefois propre au free jazz n’est pas son apanage. Son sens de l’avant-garde s’exprime différemment.
Mais la révolution électrique est en marche...
Bref appendice. Miles et Columbia
Longue histoire discographique que celle de Miles Davis et de Columbia : elle débute en 1955 (avec
‘Round About Midnight) pour se terminer au début de l’année 1985 (avec
Aura), soit trente ans de musique et pas mal de chefs-d’œuvre à la clé.
Longue histoire sonore aussi, car Columbia représente une esthétique et une identité sonores à nulle autre pareilles : on pense notamment à la maîtrise si particulière de la stéréo, à l’acoustique des studios de New York ou la patte des ingénieurs et des producteurs du vénérable label, ou encore aux pressages de belle facture. Le son de Miles est, je crois, intimement lié au « son Columbia ». Je ne veux pas dire que les disques enregistrés pour Prestige entre 1954 et 1957 soient intrinsèquement moins intéressants sur le plan sonore, bien au contraire (Rudy Van Gelder était aussi l’ingénieur du label), mais ils sont peut-être moins susceptibles de donner corps au caractère spécifique de la sonorité du deuxième quintet de Miles Davis. De ce point de vue, on aurait presque envie de dire que, dans les années 1960 : « Miles, c’est Columbia »…
Ces qualités-là, propres aux vinyles pressés par Columbia, disons, grossièrement, entre 1955 et 1970, sont parfois bien difficiles à rendre sur une galette argentée, du moins si le transfert numérique n’est réalisé avec talent, au point d’éprouver dans quelques cas une réelle déception à l’écoute de certaines rééditions…
Un point sur les éditions disponibles, avec discogs
Someday My Prince Will Come
Miles Davis in Person, vol. 1
Miles Davis in Person, vol. 2
E.S.P.
Sorcerer
Filles de Kilimanjaro
